lundi 21 mars 2016

Le glanage organisé, une alternative au gaspillage maraîcher - par Alexandre -Reza Kokabi



« Il vaut mieux donner que jeter » : l'adage est limpide pour Valérie et les bénévoles de la Tente des Glaneurs de Caen. Depuis juin 2012, la troupe aux gilets beiges sillonne tous les dimanches le marché de Caen pour récolter les fruits et légumes invendus. Les denrées sont redistribuées gratuitement aux plus démunis.

Caen s'éveille tranquillement de sa fièvre hebdomadaire du samedi soir. En ce dimanche 15 mars, le soleil tarde à pointer le bout de son nez, laissant un léger voile brumeux teinter les discussions météo des plus matinaux. De la Tour Leroy jusqu'au long du Bassin Saint-Pierre, port de plaisance de la capitale bas-normande, le marché bat son plein. Loin des grandes affluences de l'été, ce sont tout de même une bonne centaine de badauds et de chalands qui déambulent dans les allées. Les dernières brises hivernales viennent taquiner l'échine des épiciers, des fleuristes ou des vendeurs de fruit et légumes, les mains recroquevillées sous le pli de leurs manches.

Place Saint-Pierre, longeant l'église du même nom, une femme d'une cinquantaine d'années dépasse l'arrêt de tramway. Ce dernier, sur son horloge numérique rouge, affiche midi pile. Valérie Florchinger, la démarche assurée, fait s'agiter ses cheveux blonds et bouclés. Protégée par un gilet beige sans manche, elle pousse son vieux vélo Dino, les deux mains sur le guidon. Cette bécane, un tantinet empruntée par la rouille, elle l'a dénichée aux encombrants du centre-ville. « Le bon plan : elle roule, elle freine et... elle se plie ! » sourit-elle, fière de donner une seconde vie à un objet aujourd'hui « jalousé par les jeunes, qui le trouvent « stylé » ». L'appât du vintage, certainement.

Cette mère célibataire, dont la fille Marie atteint l'adolescence, n'a jamais aimé le gaspillage. Une vertu héritée de sa grand-mère. « Elle recyclait tout : la nourriture allait aux animaux, tout ce qui ne servait plus était donné à ceux qui pouvaient en avoir l'utilité ». Dans sa maison située en centre-ville, elle héberge deux poules pondeuses et un lapin de ferme bien dodu. Les trois acolytes s'en donnent à cœur joie pour l'aider dans son dessein : « zéro poubelle ! ». Ne restent plus que ces fichus emballages.

Valérie s'approche de la Tour Leroy, point d'entrée ouest du marché. Son sourire généreux prend de l'épaisseur. Arrivée au pied de l'édifice construit en pierre de Caen, elle pousse la porte et s'exclame : « Voilà les meilleurs ! ». Devant elle se dresse une fine équipe au gilet beige : les bénévoles de la Tente des Glaneurs.


« On prend son pied... Oh hisse ! »

« L'idée nous vient tout droit de Lille, où il existe une autre Tente des Glaneurs, raconte Valérie, trésorière et l’une des trois fondatrices de l’association. Chaque semaine, plusieurs tonnes de produits étaient jetées en fin de marché. Trop abîmés ou mûrs pour être vendus. » Depuis juin 2012, de 12 h à 15 h, deux équipes de six personnes se relayent chaque dimanche pour glaner des fruits et légumes auprès des commerçants, avant de les redistribuer aux personnes « qui triment, sans justificatif de ressources ». Une soixantaine de bénévoles donnent de leur temps.

Il y a là Babette, Christophe, Maurice, Jeannette, Marie-Claire, discutant gaiement au milieu d'un joyeux bazar de cageots, de sacs à pain, de tables et de gants. Il paraît que Brigitte, la compagne de Maurice, ne va pas tarder à arriver. Chacun met la main à la pâte pour glisser le matériel dans des cadis. Direction la rue de Bernière, légèrement en retrait du marché.

Jeannette, la doyenne de la bande, pousse les charges les plus lourdes. Ses comparses ont beau lui proposer d'alléger son fardeau, elle refuse catégoriquement. Coquette, affublée d'un bonnet rose, elle ne veut pas donner son âge. Une centaine de mètres plus loin, la petite troupe atteint son repère. Et installe sa tente, à huit mains. « On prend son pied.... Oh hisse ! »  clame Valérie. « Maurice, t'es trop haut », souffle-t-elle. En quelques minutes, le stand de la Tente des Glaneurs est en place.

« On a besoin d'être nombreux pour installer le matériel, explique Marie-Claire, 35 ans au compteur dans un hôpital, en tant qu'agent d'administration. On aimerait bien qu'il y ait plus de bénévoles pour que ça tourne un petit peu. Par deux fois, on a dû annuler. Ce sont toujours les mêmes qui viennent ». Une table dégringole, le pied un peu faiblard. « Vivement nos subventions pour la changer, celle-là ! » sourit Valérie. Elle sera rafistolée à la hâte : il est temps d'aller saluer les commerçants.



« Donnez-moi trois cabas ! »

Maurice, Christophe, Marie-Claire et Valérie font le tour des stands, progressant au gré des odeurs lancinantes de friture de poulet et de poissons frais. « Bonjour, peut-être à tout à l'heure ! », lancent-ils aux maraîchers. Au total, une trentaine de commerçants sont solidaires de l'opération. D'autres se montrent moins coopérants. « Regardez-moi ce beau stand, là, avec les belles coupelles vertes, pointe Valérie d'un signe de tête. Ils m'ont envoyée bouler... À nos débuts, trois ou quatre commerçants nous ont dit : vos personnes dans le besoin n'ont qu'à aller bosser, je donnerai ça à manger à mes cochons. Heureusement, ils sont une minorité. ».

« Donnez-moi trois cabas ! », glisse Fabienne à la joyeuse compagnie. Marchande bio venue de Saint-Martin-de-Tallevande dans la Manche, elle est solidaire depuis le début : « Avant, il n'y avait aucune structure pour les invendus. Il arrivait qu'il y ait des conflits à la fin du marché. On laissait tout par terre, ça s'engueulait. On est arrivés à un point où l'on était contraints par la Mairie de jeter notre surplus à la poubelle. C'est devenu dégradant, épouvantable : on voyait des gens pliés en deux pour se servir dans les poubelles. La Tente des Glaneurs fait ainsi figure de chaînon entre les commerçants et les personnes dans le besoin.

Pour nos protagonistes vient le temps de la récolte. Les cadis se remplissent bien vite de clémentines, de pommes plus ou moins talées, de poireaux, d'endives ou de choux-fleurs biscornus. Des sacs de pain viennent garnir le tout. En moyenne, ce sont près de 400 kg de denrées qui sont collectées. A deux pas d'un vendeur de jouets pour enfants, une fleuriste interpelle Valérie : « On vous a laissé un petit quelque chose, sur le chariot, derrière ». Une flopée de tulipes jaunes, violettes et de roses orangées, blanches ou bien rouges y est entassée. « Ce genre de geste donne du baume au cœur, confie Valérie. Avec les fleurs, on dépasse le fait de manger. On va sur le plaisir, vers une intention qui donne le sourire, le moral. »



« C'est un festin ! »

Les 14 heures approchant, le marché s'éteint à mesure que les étals se défont. Les maraîchers plient bagages, remplacés par des mouettes comblées. Une petite quinzaine de personnes s’amassent déjà près de la tente, pour la plupart adossées le long du mur, attendant de pouvoir remplir leurs sacs de course. Les seules choses qui leur seront demandées : le nombre d'individus par foyer et s'il est possible de cuire les aliments chez eux. Il y a là des chômeurs, des retraités, ou encore des étudiants. Cyril et Maud, 24 et 23 ans, viennent « occasionnellement », quand ils sont « en galère ». Étudiants aux Beaux-Arts, ils n'arrivent pas toujours à s'en sortir « entre le loyer, la bouffe, les transports... ». Et ce, malgré le job de Cyril. « Il y a même souvent des mamans avec des enfants, embraye Jeannette. C'est un crève-cœur... » La doyenne des bénévoles sort son calepin : tout ce qui est glané est comptabilisé, tout comme le nombre de personnes qui viennent récupérer leurs denrées. « Aujourd'hui, on a beaucoup à donner, pour seulement douze personnes, compte Jeannette. Il arrive que l'on ait une quarantaine de personnes pour moins de produits ! »

« Vous avez tous vos gants ? » demande Valérie. Les fruits et légumes sont triés méticuleusement et placés dans des cabas, prêts à être distribués. La répartition peut commencer. « Vous voulez du pain monsieur ? Une endive ? » questionne Brigitte, pas avare de conseils de cuisine. « Dis donc, c'est un festin ! Les fleurs ? Oui, avec plaisir ! » apprécie Anne, la cinquantaine. Jeannette, malicieuse, taquine ses camarades : « ça bouchonne Valérie », s'amuse-t-elle en même temps qu'elle distribue les fleurs et le pain.

Les cabas se vident, tout est distribué. Certains bénévoles remplissent aussi leur sac. Ne reste maintenant plus que des miettes, et encore. Le dernier homme servi enfourche son vélo, des jonquilles jaunes dépassent de son sac à dos. Il est temps pour Valérie et ses compagnons, éprouvés, de tout ranger dans la Tour Leroy et de plier bagage. Jusqu'à dimanche prochain. « Il faut qu'elle perdure, notre tente, défend Valérie en se saisissant de son vélocipède. Si elle se meurt, faute de bénévoles, le gaspillage aura gagné. On est très fatigués, on donne notre dimanche, mais on est surtout sacrément contents. Dans notre société de consommation absurde où tous les produits doivent être propres et beaux, sans taches, nous réapprenons qu'il vaut mieux donner que jeter. » 

Alexandre -Reza Kokabi (journaliste)