« Il vaut mieux donner que
jeter » : l'adage est limpide pour Valérie et les bénévoles de la
Tente des Glaneurs de Caen. Depuis juin 2012, la troupe aux gilets beiges
sillonne tous les dimanches le marché de Caen pour récolter les fruits et
légumes invendus. Les denrées sont redistribuées gratuitement aux plus démunis.
Caen s'éveille tranquillement de sa
fièvre hebdomadaire du samedi soir. En ce dimanche 15 mars, le soleil tarde à
pointer le bout de son nez, laissant un léger voile
brumeux teinter les discussions météo des plus matinaux. De la Tour
Leroy jusqu'au long du Bassin Saint-Pierre, port de plaisance de la capitale
bas-normande, le marché bat son plein. Loin des grandes affluences de l'été, ce
sont tout de même une bonne centaine de badauds et de chalands qui déambulent dans les allées. Les dernières brises
hivernales viennent taquiner l'échine des épiciers, des fleuristes ou des
vendeurs de fruit et légumes, les mains recroquevillées sous le pli de leurs
manches.
Place Saint-Pierre, longeant l'église
du même nom, une femme d'une cinquantaine d'années dépasse l'arrêt de tramway.
Ce dernier, sur son horloge numérique rouge, affiche midi pile. Valérie
Florchinger, la démarche assurée, fait s'agiter ses cheveux blonds et bouclés.
Protégée par un gilet beige sans manche, elle pousse son vieux vélo Dino, les
deux mains sur le guidon. Cette bécane, un tantinet empruntée par la rouille,
elle l'a dénichée aux encombrants du centre-ville. « Le bon plan :
elle roule, elle freine et... elle se plie ! » sourit-elle, fière
de donner une seconde vie à un objet aujourd'hui « jalousé par les
jeunes, qui le trouvent « stylé » ». L'appât du vintage,
certainement.
Cette mère célibataire, dont la fille
Marie atteint l'adolescence, n'a jamais aimé
le gaspillage. Une vertu héritée de sa grand-mère. « Elle recyclait
tout : la nourriture allait aux animaux, tout ce qui ne servait plus était
donné à ceux qui pouvaient en avoir l'utilité ». Dans sa maison située en centre-ville, elle héberge deux poules
pondeuses et un lapin de ferme bien dodu. Les trois acolytes s'en donnent à
cœur joie pour l'aider dans son dessein :
« zéro poubelle ! ». Ne restent plus que ces fichus
emballages.
Valérie s'approche de la
Tour Leroy, point d'entrée ouest du marché. Son sourire généreux prend de
l'épaisseur. Arrivée au
pied de l'édifice construit en pierre de Caen, elle pousse
la porte et s'exclame : « Voilà les meilleurs ! ».
Devant elle se dresse une fine équipe au gilet beige
: les bénévoles de la Tente des Glaneurs.
« On prend son pied... Oh
hisse ! »
« L'idée nous vient
tout droit de Lille, où il existe une autre Tente des Glaneurs, raconte Valérie,
trésorière et l’une des trois fondatrices de l’association. Chaque semaine, plusieurs
tonnes de produits étaient jetées en fin de marché. Trop abîmés ou mûrs pour
être vendus. » Depuis juin 2012, de 12 h à 15 h, deux équipes de six
personnes se relayent chaque dimanche pour glaner des fruits et légumes auprès
des commerçants, avant de les redistribuer aux personnes « qui triment,
sans justificatif de ressources ». Une soixantaine de bénévoles
donnent de leur temps.
Il y a là Babette, Christophe, Maurice, Jeannette, Marie-Claire, discutant gaiement
au milieu d'un joyeux bazar de cageots, de
sacs à pain, de tables et de gants. Il paraît que Brigitte, la compagne de
Maurice, ne va pas tarder à arriver. Chacun met la main à la pâte pour glisser le matériel dans des cadis. Direction la
rue de Bernière, légèrement en retrait du
marché.
Jeannette, la doyenne de la bande, pousse les charges les
plus lourdes. Ses comparses ont beau lui proposer d'alléger son fardeau, elle
refuse catégoriquement. Coquette, affublée d'un bonnet rose, elle ne veut pas
donner son âge. Une centaine de mètres plus loin, la petite troupe atteint son
repère. Et installe sa tente, à huit mains. « On prend son pied.... Oh
hisse ! » clame Valérie. « Maurice,
t'es trop haut », souffle-t-elle. En quelques minutes, le stand de la
Tente des Glaneurs est en place.
« On a besoin d'être nombreux
pour installer le matériel, explique Marie-Claire,
35 ans au compteur dans un hôpital, en tant qu'agent d'administration. On aimerait bien qu'il y ait plus de
bénévoles pour que ça tourne un petit peu. Par deux fois, on a dû annuler. Ce
sont toujours les mêmes qui viennent ». Une table dégringole, le pied un peu faiblard. « Vivement
nos subventions pour la changer, celle-là ! » sourit Valérie.
Elle sera rafistolée à la hâte : il est temps d'aller saluer les
commerçants.
« Donnez-moi trois
cabas ! »
Maurice, Christophe, Marie-Claire et
Valérie font le tour des stands, progressant au gré
des odeurs lancinantes de friture de poulet et de poissons frais. « Bonjour,
peut-être à tout à l'heure ! », lancent-ils aux maraîchers. Au total, une trentaine de
commerçants sont solidaires de l'opération. D'autres se montrent moins
coopérants. « Regardez-moi ce beau stand, là, avec les belles coupelles
vertes, pointe Valérie d'un signe de tête. Ils m'ont envoyée bouler... À nos débuts, trois ou quatre commerçants
nous ont dit : vos personnes dans le besoin n'ont qu'à aller bosser, je
donnerai ça à manger à mes cochons. Heureusement, ils sont une minorité. ».
« Donnez-moi trois
cabas ! »,
glisse Fabienne à la joyeuse compagnie. Marchande bio venue de
Saint-Martin-de-Tallevande dans la Manche, elle est solidaire depuis le
début : « Avant, il n'y avait aucune structure pour les invendus.
Il arrivait qu'il y ait des conflits à la fin du marché. On laissait tout par
terre, ça s'engueulait. On est arrivés à un point où l'on était contraints par
la Mairie de jeter notre surplus à la poubelle. C'est devenu dégradant,
épouvantable : on voyait des gens pliés en deux pour se servir dans les
poubelles. La Tente des Glaneurs fait ainsi figure de chaînon entre les commerçants
et les personnes dans le besoin.
Pour nos protagonistes vient le temps
de la récolte. Les cadis se remplissent bien vite de clémentines, de pommes
plus ou moins talées, de poireaux, d'endives ou de choux-fleurs biscornus. Des sacs de pain viennent garnir le tout. En moyenne, ce
sont près de 400 kg de denrées qui sont collectées. A deux pas d'un
vendeur de jouets pour enfants, une fleuriste interpelle Valérie : « On
vous a laissé un petit quelque chose, sur le chariot, derrière ». Une
flopée de tulipes jaunes, violettes et de roses orangées, blanches ou bien
rouges y est entassée. « Ce
genre de geste donne du baume au cœur, confie Valérie. Avec les fleurs,
on dépasse le fait de manger. On va sur le plaisir, vers une intention qui
donne le sourire, le moral. »
« C'est un festin ! »
Les 14 heures approchant, le marché
s'éteint à mesure que les étals se défont. Les
maraîchers plient bagages, remplacés par des mouettes comblées. Une
petite quinzaine de personnes s’amassent déjà près de la tente, pour la plupart
adossées le long du mur, attendant de pouvoir remplir
leurs sacs de course. Les seules choses qui leur seront demandées :
le nombre d'individus par foyer et s'il est possible de cuire les aliments chez
eux. Il y a là des chômeurs, des retraités, ou encore des étudiants. Cyril et
Maud, 24 et 23 ans, viennent « occasionnellement »,
quand ils sont « en galère ». Étudiants aux Beaux-Arts, ils
n'arrivent pas toujours à s'en sortir « entre le loyer, la bouffe, les
transports... ». Et ce, malgré le job de Cyril. « Il y a même
souvent des mamans avec des enfants, embraye Jeannette. C'est un
crève-cœur... » La doyenne des bénévoles sort son calepin : tout
ce qui est glané est comptabilisé, tout comme le nombre de personnes qui
viennent récupérer leurs denrées. « Aujourd'hui, on a beaucoup à
donner, pour seulement douze personnes, compte Jeannette. Il arrive que
l'on ait une quarantaine de personnes pour moins de produits ! »
« Vous avez tous vos
gants ? »
demande Valérie. Les fruits et légumes sont triés méticuleusement et placés
dans des cabas, prêts à être distribués. La répartition peut commencer. « Vous
voulez du pain monsieur ? Une endive ? » questionne
Brigitte, pas avare de conseils de cuisine. « Dis donc, c'est un
festin ! Les fleurs ? Oui, avec plaisir ! » apprécie
Anne, la cinquantaine. Jeannette, malicieuse, taquine ses camarades : « ça
bouchonne Valérie », s'amuse-t-elle en même temps qu'elle distribue
les fleurs et le pain.
Les cabas se vident, tout est
distribué. Certains bénévoles remplissent aussi leur sac. Ne reste maintenant
plus que des miettes, et encore. Le dernier homme servi enfourche son vélo, des
jonquilles jaunes dépassent de son sac à dos. Il est temps pour Valérie et ses
compagnons, éprouvés, de tout ranger dans la Tour Leroy et de plier bagage. Jusqu'à dimanche prochain. « Il faut
qu'elle perdure, notre tente, défend Valérie en se saisissant de son vélocipède.
Si elle se meurt, faute de bénévoles, le gaspillage aura gagné. On est très
fatigués, on donne notre dimanche, mais on est surtout sacrément contents. Dans
notre société de consommation absurde où tous les produits doivent être propres
et beaux, sans taches, nous réapprenons qu'il vaut mieux donner que
jeter. »
Alexandre -Reza Kokabi (journaliste)